Séminaire de Jacques Nassif

à l'Institut de Théologie Protestante

 

Troisième séminaire  du 12 janvier 2023 

 

Une nouvelle théorie du couple

Pour continuer la psychanalyse

Les couples que les maîtres de la psychanalyse nous ont jusqu'ici fait appréhender ne devraient pas être enclins à chanter l'alléluia. Georges Bataille s'y risque pourtant, et avec combien de délicatesse et d'attentions !

Freud, en effet, ne trouve pas le moyen d'isoler un critère qui permette de distinguer l'amour, de l'amour de transfert qu'il a découvert, ce qui peut en venir à menacer tout l'édifice de sa théorie, ce transfert pouvant devenir le ver qui mange le fruit de tous les couples qui se forment dans la vraie vie.

Et chez Lacan, les couples que forme le sujet, soit avec son objet dit petit a soit avec le grand Autre, doivent à tout coup compter avec la négation de l'un ou l'autre des termes dont ils sont formés et sont donc condamnés à sombrer, s'ils ne le barrent pas, soit dans le fantasme soit dans le délire, qu'ils se contentent d'exorciser en les cernant avec des lettres, mais sans pour autant laisser au couple le moindre espoir.

Le temps est donc peut-être venu pour la psychanalyse, de sortir du sollipsisme où elle enferme son sujet et de partir plutôt de l'existence de la dyade qu'elle met pourtant en route pour penser ce dont elle traite, dans la mesure même où elle ne peut plus se contenter de parier sur une mémorisation qui rétablirait ce moment de la division entre les deux bouts qui ont fait l'arbitraire d'un Symbole, ayant permis au premier couple de la mère et de son enfant de ne pas s'embourber dans la satisfaction des besoins.

Elle devra plutôt résolument s'engager sur la voie de l'impossible qui est la marque du Réel, en prenant son point de départ dans cet autre couple formé peut-être dans un transfert dont elle propose d'analyser l'illusoire, mais afin de contourner cette élusion du désir dont Bataille fait l'obstacle qui se dresse en face de toute rencontre amoureuse, dont l'impossibilité devrait alors être récusée par une psychanalyse qui apprendrait à se servir de ce nouvel outil.

Pourvu cependant que ce couple surmonte les inévitables embûches que lui oppose le double dont le narcissisme fomente à tout coup l'existence. La lecture du mythe d'Amphitryon et de la pièce qu'en tire Kleist nous offriront la boussole qui manque encore pour tenter l'aventure.

 

Introduction :

1. La difficulté du séminaire de ce soir réside pour moi dans le fait de parvenir à éviter une paraphrase du livre qui sort prochainement en libraire et que mon éditeur m'autorise et m'engage fermement à vous vendre ce soir.

2. Vous dire cependant que toutes les thèses qu'il énonce et que j'assume entièrement malgré tout, proviennent de la lecture de deux auteurs que je fais communiquer et se compléter ou se corroborer : celle de deux textes de Bataille : L'alléluia et L'amour d'un être mortel, et de deux pièces de Kleist : L'Amphitryon et Penthésilée.

3. Pour faire bon poids, aucun texte de Freud ou Lacan n'est cité dans mon livre. Il est simplement fait allusion à temps et à contretemps à ce qu'ils nous ont appris ou à ce qu'ils n'ont pas dit, alors qu'il y est fait place à des remarques incisives ou des affirmations à l'emporte-pièce de Marguerite Duras dans La vie matérielle, sur l'homosexualité spontanée et non reconnue des hommes ou des femmes qui élisent le désir, plutôt que d'encourir le risque qu'il y a à aimer.

4. Mais comment le dire moi-même ce soir ici, en passant de l'écrit à la parole, sans surmonter cette élusion dont parle Bataille et dont je souhaiterais faire un concept aussi important que le refoulement ou le déni freudiens ?

5. Et quelle est cette prétention qui m'anime à écrire toutes sortes de déclarations d'intention en les faisant commencer par un : "le moment est venu", qui sonne comme émanant d'une voix qui se voudrait prophétique ? Je tiens à dire que je ne m'autorise ici que de mon expérience d'analysant et d'aucune autorisation institutionnelle.

6. J'ai en tout cas bien annoncé la couleur dans mes deux précédents séminaires, en énonçant quelques-unes des conditions qui permettraient, si elles étaient remplies, de permettre à la psychanalyse, sinon une renaissance, au moins une sortie du discrédit dans lequel elle est tombée.

7. Il me faut ce soir aborder le plus grave des enjeux d'une telle recherche : celui qui me paraît relever, pour la psychanalyse, d'un nouveau renversement copernicien lui permettant de quitter la terre sur laquelle elle a grandi : celle du couple formé par la mère et son enfant, pour s'enraciner plutôt dans le sol du couple que peuvent former deux sujets qui parviennent, à partir de leur rejet de l'élusion du désir, à s'enraciner dans l'amour.

8. Et ce rejet commence avec le refus d'assimiler le réel, pourtant réputé comme impossible, avec le sexuel, mais à reformuler ce qui relie un couple, non aux fantasmes qui animent les deux corps concernés, sans quoi la psychanalyse serait restée un avatar de Kraft-Ebbing et de ses perversions, mais pas l'œuvre originale de Freud, l'érotique dans quoi baigne le désir qui fait se rapprocher des corps humains n'ayant rien à voir avec le normatif d'une sexualité, sans quoi la psychanalyse se serait acheminée dans la direction où est allé Havellock Ellis et que Freud n'a pas suivie, même en ce qui concerne ce qui s'appelait encore : "l'inversion".

9 Il me faut enfin avouer un lapsus que m'a signalé Pierre Eyguesier : j'ai écrit dans l'annonce de ce séminaire à propos de la non distinction entre amour et amour de transfert : "le verre qui mange le fruit", comme s'il s'agissait du récipient, et non du parasite, ce qui a inspiré à mon ami le commentaire que je vous lis :

" un simple lapsus, aussi calamiteux soit-il, est un agent beaucoup plus sûr d’une sortie du transfert, indéfiniment prolongé par les analystes, jusques et y compris dans le balisage laborieux de ses issues.

L’issue, ici, par la grâce de ce lapsus, est réelle. Par le rire, par la vérité involontairement dévoilée que la plupart des transferts finissent par se noyer dans l’alcool, et que l’amour d’un être mortel a bien besoin des vers que bien des verts galants, qu’ils soient rois ou poètes, vont puiser dans des verres…"

I. Amour et amour de transfert

1) Ce qu'il faut entendre par transfert au jour d'aujourd'hui :

a. Un effet presque immédiat de l'application de la règle fondamentale,

b. mais anticipé par le besoin devenu bruyant de parler, provoqué par un symptôme,

c. et facilité, sinon induit par les qualités humaines pressenties par l'analysant et qu'il attribue à cet inconnu,

d. un inconnu qui l'écoute avec ce type d'attention si peu inquisitrice, mais tout de même curieuse et qui fait entrer dans les détails,

e. à telle enseigne que cette attention aux détails peut faire entrer dans une aire où le non-dit se voit et peut confiner à de la télépathie, ce qui devient spécialement renversant quand des psychanalystes vont jusqu'à avoir affaire aux bébés qui ne parlent pas encore.

2) Cette attribution est la contrepartie de la non-réciprocité de cette prise de parole

a. Qui fait du silence l'outil principal d'une écoute,

b. Qui est assortie de la notification appuyée et mise en acte par le visage et l'attitude, d'un accueil du savoir sans aucun jugement,

c. Qui s'enracine dans l'appui sur le non-savoir préalable de ce qui va être dit, non-savoir qui s'interdit donc de s'appuyer sur une théorie ou une forme d'intuition et qui ne se permet pas, bien sûr, de se référer à d'autres sources que la seule voix de l'analysant,

d. Qui accepte peut-être de faire exception à propos des fragments de texte que celui-ci ne peut s'empêcher de soumettre à l'analyste à partir soit de son téléphone soit de son ordinateur, mais non sans qu'il soit insisté sur la nécessité de faire repasser le texte dans l'oral de sa propre voix.

3) Ce transfert prend tout son sens quand il va jusqu'à faire passer l'analysant de l'adresse vers cet inconnu à l'adresse des paroles enfin dites à tous ceux, bien connus, qu'elle pourrait concerner, ce qui ne va sans

a. la nécessité parfois d'une interprétation qui fasse entendre le fait,

b. l'induction par la voix qui s'exprime des sentiments qui auraient pu accompagner une telle adresse,

c. l'attribution à ce support lui-même des reproches qui sont faits au tiers évoqué,

d. au point qu'il soit parfois nécessaire de poser à l'analysant cette question : mais avec qui êtes-vous donc en analyse et quel est cet analyste qui vous persécute encore ?

TR. Un transfert ne devient ainsi vraiment analytique que lorsqu'il peut passer de l'amour à son contraire et à l'interprétation des circonstances de la haine et de ses raisons, faisant donc remonter à l'archaïque.

Ce qui permet d'expliquer pourquoi un transfert peut être indéfiniment prolongé quand il est, malgré les apparences, principalement négatif, seul l'amour permettant la séparation d'une fin.

À moins de monter en épingle la situation, hélas courante, du devenir analyste de l'analysant et de ses retrouvailles dans la même association que son propre analyste.

Ou pire : quand le désir des concernés s'en mêle et que ce mèlement va jusqu'à engendrer des couples qui se reforment ailleurs que sur le divan, dans un lit qui sera dès lors de Procuste, mais surtout qui jettera encore davantage de discrédit sur la psychanalyse.

Alors même que ce qui est préconisé dans ce livre, c'est justement qu'il soit non seulement possible, mais souhaitable de passer de cette drogue que peut devenir le transfert, et donc des verres qu'il fait boire à foison, aux vers qu'il y a lieu soit d'éliminer soit de déclarer bienvenus dans une relation de couple soit mal agencée et réformable soit mal appariée et devenue invivable, l'amour de transfert pratiqué dans une analyse permettant au mieux de retrouver la joie qu'il y a à aimer ou de s'éviter la trop grande peine qu'il y a à ne pas se séparer.

II. Le couple de la non élusion

1) L'élusion du désir est le ciment et la condition du lien social

a. Enraciné dans la pudeur et refondé par l'État et sa police des mœurs ou prolongé dans une morale qui voue l'impudeur à la honte, ce lien assure que le sujet sera maintenu dans la dépendance d'un enfant qui n'a pas son mot à dire à propos du désirable et auquel n'est permis que le fantasme permettant de lui interdire de délirer. Il n'est donc censé adresser son amour qu'au sein de la famille, se chargeant du maintien de l'inceste dans les limites de l'incestuel.

b. Ce lien social très tôt instauré et bien huilé ne sera transgressé que lors de l'adolescence, étape fondamentale de l'illusion grâce à laquelle cette élusion est mise en cause comme instauratrice de symptômes allant du conformisme conservateur à la souffrance névrotique et induisant parfois la révolte d'une subversion et d'une rébellion.

c. Un couple ne peut donc se former que dans la séduction, un terme dont l'étymologie veut dire qu'une mise à part entraînant une séparation y est produite, tant par rapport au lien familial qu'à celui, plus ou moins homosexuel, du cercle des amitiés. Or une telle sortie du cercle rapproché où l'élusion se maintient ne sera possible que si intervient…

d. La levée de cette élusion sociale, laquelle ne peut passer que par l'invention d'un biais permettant d'exprimer que le désir se ressent, avec l'intuition qu'il parle de part et d'autre, d'abord par un regard qui déshabille et ensuite par des mots qui arriveront à secouer l'inertie du langage conventionnel par de la métaphore.

2) La situation analytique induite par la règle fondamentale

a. Est censée induire une nouvelle adolescence ou la provoquer si le sujet est passé de l'enfance au sérieux adulte, en sautant au-dessus de cette étape indispensable.

b. Elle devrait permettre, en renouant avec l'invention que permet la déliaison verbale, de dégeler une relation de couple enkystée dans le convenu de l'élusion du désir et de l'enfermement dans la gestion des tâches, à partager ou non, dans une maison ou une famille.

c. La lecture proposée dans ce livre de l'Alléluia de Bataille devrait servir à rafraichir la mémoire des couples trop installés ou à permettre de se risquer à projeter la formation de nouveaux couples, mais permet déjà d'envisager que le concept ici isolé soit largement utilisé dans un va et vient entre amour de transfert et amour.

3) Un psychanalyste a donc tout à apprendre, pour arriver à refonder son éthique comme instrument principal de son action, de la psychanalyse avec les adolescents.

a. Puisque l'adolescence se définit par sa rupture de ban avec la famille, cette pratique risquée et innovante doit permettre à l'analyste de nettoyer son discours du familialisme impénitent dans lequel il s'est vu inscrit par les générations d'analystes qui l'ont précédé.

b. Dans la mesure où l'adolescent est encore près de son enfance et sait très bien de quels symptômes elle l'a chargé, l'analyste aura moins tendance à glisser dans la position d'herméneute où il aurait tendance à aller se réfugier, la psychanalyse étant jusqu'ici transmise comme une grille d'interprétation des étapes franchies par un sujet sur le trajet de sa sortie de l'enfance.

c. Enfin, dans la mesure où un adolescent est encore sous l'autorité de ses parents, le discours dont celui-ci se montrera capable pour échapper à cette autorité en en récusant le bien-fondé mettra nécessairement l'analyste sur la voie de considérer que seule l'expérience intérieure à laquelle il donne une place peut et doit faire autorité.

TR. 1) Abordant ces sujets, je me situe, mine de rien, dans l'après-coup de l'écriture de ce livre que je ne voudrais pas paraphraser ce soir, mais seulement vous donner l'envie d'ouvrir, si vous en faites l'acquisition.

2) Même s'il n'a pas besoin que je lui fasse trop de publicité, tellement il se situe au cœur d'une actualité devenue de plus en plus bruyante, à partir d'une certaine forme de prise de parole qui fait entendre la voix trop bâillonnée des femmes, avec l'accentuation concomitante de la violence qu'elles subissent.

3) Marguerite Duras, à qui je donne largement la parole dans un prologue et un épilogue à mes lectures de Bataille et de Kleist, m'a paru être la voix la mieux placée pour faire entendre un style de parole qui devrait irriguer dorénavant le discours psychanalytique, manifestement trop androcentré et méconnaissant d'une certaine spécificité qui fait de leur sexe, non le second, mais l'incarnation de l'altérité la plus immanente à l'espèce humaine, en tant que celle-ci n'est pas seulement vouée à se reproduire, mais à recréer de la valeur donnant des raisons de vivre ou de faire encore des enfants.

4) Le titre du livre que j'ai risqué et qui est moins explicite que le sous-titre, dans la mesure où le nom de Penthésilée ne dit pas nécessairement grand' chose à la plupart, cherche à indiquer qu'il vaudrait mieux pouvoir exorciser le retour de cette guerre des sexes à laquelle la reine des Amazones entraîne son peuple de femmes, pour obtenir de pouvoir encore faire des enfants, mais sans plus avoir à se soumettre à une quelconque autorité paternelle, ce dont la pièce de Kleist qui porte son nom donne un scénario qui fait aboutir ce désir, devenu de plus en plus courant, à ses conséquences les plus tragiques.

5) Il m'apparaît après-coup, car je n'en fais pas mention dans le livre, que si Penthésilée va à la rencontre de l'homme qu'elle aime avec une meute de chiens, cet homme n'étant autre qu'Achille qui l'a défiée en un combat singulier où il va sans armes pour se soumettre à la volonté de celle qu'il aime tout autant, lui aussi, c'est dans la mesure où elle se souvient que sa mère l'a recouvert d'une peau qui ne peut être transpercée par une flèche et que ce n'est donc pas un homme mortel.

6) Or si l'amour est totalement désacralisé aujourd'hui et se voit parfois réduit à la mise en acte des scénarios de la pornographie, c'est bien parce que les couples le vivent sans aucune référence à la mort. Or l'usage systématique du terme de jouissance, soumis comme le reste des plaisirs à un calcul et dont les psychanalystes eux-mêmes usent et abusent pour désigner ce qui est en jeu dans les actes où les corps se retrouvent aboutit à ne plus faire jouer le moindre érotisme dans ce rapprochement, l'érotisme étant, selon Bataille, "l'affirmation de la vie jusque dans la mort".

7) Penthésilée, elle, qui se rue sur le corps ensanglanté de son amant pour l'embrasser, va jusqu'au bout de la logique pulsionnelle qui fait équivaloir le désirer avec un déchirer, un terme auquel nous verrons que l'écriture de Bataille fait un sort qui pourrait renouveler la pensée psychanalytique, le déchirement étant ce par quoi les couples, selon lui, se rencontrent, acceptant de se partager la même déchirure.

8) Mais l'histoire de Penthésilée, dans ce livre, vient après le récit de celle d'Alcmène, la femme d'Amphitryon, chronologiquement et logiquement. Or il s'agit d'un autre couple à l'enseigne duquel il me paraît que la pensée psychanalytique aurait tout intérêt à se mettre, dans la mesure où le couple d'Œdipe et de Jocaste a fait aujourd'hui long feu, peut-être justement à cause de l'influence souterraine qu'a eue la psychanalyse dans la culture.

9) Il serait temps pour cela de passer de la tragédie à la comédie et à un autre mythe, celui d'Amphitryon, qui nous est justement parvenu, étant passé dans la littérature sous la forme d'une comédie de Plaute, qui lance le genre, en se servant du quiproquo que produit nécessairement l'obligation pour Jupiter (et Hermés), s'ils veulent entrer dans la maison d'Alcmène et aller jusqu'à se faire aimer d'elle, de prendre les traits d'Amphitryon, son mari, et de devenir, pour son serviteur, un véritable sosie, un nom qui devient dès lors une fonction.

10) Comme je dois m'interdire de considérer que mon livre aura été déjà lu et que je ne voudrais pas avoir à le résumer ce soir, j'ai pensé qu'il vaudrait mieux illustrer ce que je tire de cette reprise du mythe d'Amphitryon, à partir d'une situation romanesque qui, sans crier gare, le reproduit d'une façon exemplaire dans la société d'aujourd'hui.

10) D'autant que je me retrouve moi-même dans la situation infamilière (unheimlisch) d'avoir traduit à sa sortie, en 2006, le roman qui la relate (Laura et Julio de Juan José Millás) et que je vais vous raconter, comme si je lui appliquais une grille qui serait celle du livre d'aujourd'hui, alors que j'ai sûrement dû être impliqué par l'écriture qu'il me proposait, pour arriver à faire les découvertes que propose mon livre actuel.

III. Un couple vivant en pleine "élusion" du désir,

et que le sacré (de la mort ou de la naissance)

vient visiter.

 

Introduction : Avec une habileté consommée, l'auteur nous laisse pendant les 12 premiers chapitres sans rien soupçonner d'un certain pot aux roses, qui est l'adultère de la femme de Julio, Laura, avec Manuel, son voisin de palier, dont l'accident, qui se révélera mortel, est annoncé au deuxième paragraphe du premier chapitre.

Le roman égraine donc à rebours les événements, tels que Julio les découvre, alors que Laura, elle, les a déjà vécus et avec toute la force d'une vraie rencontre et d'une vraie tragédie. Mais le lecteur n'en a pas le moindre indice et suit le déroulement des événements au travers de la conscience du seul Julio.

Je vous relate sommairement la trame du roman et vous donne une idée de ce que sont les protagonistes.

1. (L'appel de la police annonçant l'accident de Manuel, le coma, l'hôpital, l'absence des clés, le père ambassadeur en Chine, l'annonce de la grossesse et son démenti à la sortie de la visite chez le gynécologue, l'arrivée du père de Manuel qui confie les clés de l'appartement de son fils à Julio, l'invitation au réveillon chez le père de Julio, à laquelle Laura refuse d'aller et où Julio retrouve Luisa sa belle-mère et Amanda la fille de celle-ci, accompagnée de sa fille, Julia, la notification par Laura de la séparation et la solution trouvée par Julio d'aller dans l'appartement d'en face, chez Manuel, dont il a la clé, ce qui s'ensuit comme conséquences d'abord dans son identification à son rival dont il emprunte les vêtements, ensuite au niveau du savoir, quand il ouvre son ordinateur

2. Ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas des trois personnages principaux :

a. Leur situation familiale :

– Laura : signes particuliers : néant

– Julio : une mère partie et un père déçu et envieux.

– Manuel : doté d'un méga-père et d'un : "je n'ai pas eu de mère".

b. Leur situation professionnelle :

– Laura : Kiné dans un balnéaire.

– Julio : Décorateur-ensemblier pour des films.

– Manuel : Écrivain, mais sans œuvre.

c. Leurs goûts dans la vie :

– Laura : se bercer d'amour.

– Julio : la maison et le ménage qu'il reproduit dans son travail de décorateur.

– Manuel : les livres et la femme.

2. Ce qui leur arrive : à détailler à partir de la lecture des citations.

a. Un accident qui laisse Manuel dans le coma et qui le réduit à ne plus apparaître sinon par ses paroles évoquées ou lues dans son ordinateur à son insu.

b. Laura se retrouve enceinte et l'avoue, puis le dissimule à son mari, pour pouvoir s'en séparer, lui disant de partir illico.

c. Julio n'a d'autre solution, un 1er janvier au petit matin, que d'aller dormir dans la maison de Manuel, son voisin, dont le père lui a laissé les clés, après avoir passé le réveillon chez son père et sa belle-mère où il fait la rencontre de la fille de celle-ci, Amanda, qui se trouve avoir une fillette, Julia, sans père attitré, avec laquelle Julio va se trouver de plus en plus lié.

3. Comme dans le mythe d'Amphitryon, le roman est construit autour d'un Double

     – mais reporté dans l'espace : deux appartements identiques et contigus disposés en miroir ;

     – mais déporté dans le temps qui en fait des opposés : mort/vivant ; aimé/aimant ; affecté par le manque et l'envie/ désaffecté et libre.

     – Laura, comme Alcmène, étant mise dans la situation d'avoir à choisir qui sera    pour elle le véritable homme de sa vie.

4. La lecture des citations pertinentes devra permettre de démontrer comment Julio-Amphitryon parvient à s'identifier, puis se faire reconnaître comme étant le Manuel-Jupiter que Laura a aimé.

5. Laura ayant pour antonyme le personnage d'Amanda qui vit en louant son corps et en se passant de père pour sa fille Julia.

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Quatrième Séminaire du 9 Mars 2023

 

Introduction :

1. Freud, quand il parle du “patient”, comme la possible victime de suggestions hypnotiques, aussi bien que Lacan, quand il barre le sujet du fantasme ou le coince entre deux signifiants, n'envisagent jamais que le locuteur qui fait entendre sa voix soit lui-même intrinsèquement la dyade d'un couple.

2. Le clivage du moi chez Freud ou la division du sujet dans Lacan présupposent bien pourtant une spéciale aptitude du parlant à avoir du mal à se faire entendre comme un individu unifié, dans la mesure où sa voix, lorsqu'il l'émet ou l'entend, est aussi difficile à identifier comme étant vraiment la sienne que l'image dans le miroir, pour laquelle on sait bien qu'un tiers, qui vous leurre en vous reconnaissant, est spécialement indispensable.

2bis. Ici faire éventuellement allusion au cas psychosé de celui qui a chaud aux oreilles et qui se voit empêché de lire, car il a peur d'entendre sa voix en lisant et de ne pas la reconnaître.

3. Un bon acteur est donc quelqu'un de spécialement doué pour imiter avec sa voix celle de l'Autre, c'est-à-dire de tous les autres qui lui ont inculqué la langue (ou les langues) dans laquelle il s'exprime, même si une voix est en même temps une signature dont s'empare actuellement la recherche en informatique pour faire actionner des machines par son seul truchement.

4. Mais cette clé de la voix est d'autant plus sûre que son porteur ignore totalement d'où elle sort et comment elle fonctionne, ne sachant pas d'où lui vient son idiosyncrasie, même s'il s'aperçoit tout de suite qu'il la perd ou la déforme à cause d'un chat dans la gorge ou une émotion qui la voile ou la coince.

5. Partir du couple, pour aborder les effets de l'inconscient dans la vie d'un sujet, coule donc de source, pour illustrer ce qui le fait passer dans sa prime enfance d'un rapport à l'autre seulement olfactif, et donc principalement attractif (l'odeur de la mère ou l'odeur de ses propres excréments) ou répulsif (le premier autre vraiment autre et l'odeur de ses excréments).

6. D'autant que la première perception d'une différence se fait aussi bien à propos de la voix entendue – et même, nous dit-on, avant la naissance – comme mâle et grave ou femelle et plus aiguë, tant et si bien qu'une soi-disant “dysphorie de genre”, si authentique qu'elle s'éprouve ou se veuille, ne parvient jamais à véritablement gommer cette donnée, alors même que la chirurgie et les hormones se chargent du reste.

7. Penser donc à la dyade comme constitutive d'un sujet, dit parlant, parce qu'il dispose ou naît avec une voix immodifiable, même si chez les garçons celle-ci peut et doit muer passant de l'aigu au plus grave, consiste à prendre à la lettre, c'est le cas de le dire, l'entente, à tous les sens de ce mot, si important pour fonder précisément un couple qui ne se maintient que lorsqu'il parvient à promouvoir ce qui s'appelle une bonne entente.

8. C'est avec cette bonne entente, ou au moins le sentiment qu'elle est possible, que se noue ce drôle de couple, totalement inédit, qu'est celui d'un analysant avec son analyste ; et où il est immédiatement perceptible que la partie se joue à quatre : le locuteur qui parle toujours en premier, lançant la partie et jouant à ce titre le rôle de l'analysant, avec sa voix mise en avant pour faire entendre ce qu'il veut dire, mais qui lui revient par le truchement de celui qui l'écoute, comme celle d'un autre ; et le supposé savoir comprendre ce que cette voix lui adresse, mais qui ne fera pas entendre les pensées qu'éveillent les mots qu'elle prononce, sauf dans les moments choisis où se risque une interprétation du couple que forme le dire de la voix qui se fait écouter pour sortir de la mal entente.

9. Mais qu'en est-il alors des couples qui se forment dans “la vraie vie” et où ne sont pas prises toutes ces précautions du doigté qu'il faut avoir pour garder la voix de son in petto indemne des inflexions que lui inspire la voix de l'autre, presque indépendamment de ce qu'elle veut vous dire ? Ce sera le thème de ma conférence d'aujourd'hui.

I. Qu'est-ce qu'un couple ? Et comment se forme-t-il ?

À partir du moment où il n'est plus seulement celui dont je suis parti :

de la voix et de son dire, mais celui de la rencontre de deux corps.

A. Les couples d'une maison se divisent en opposés

1) Par l'âge:

a. Trois (ou quatre ?) générations

b. Effectivement présentes ou seulement évoquées par leur absence

c. Et formant donc six sortes de couples

d. horizontaux ou verticaux

2) Par le sexe qui les divise pour ce qui est de leurs corps en : permis ou interdits

a. dans un même lit

b. dans la cuisine et à table pour tout ce qui concerne la vie matérielle

c. dans la salle de bain pour tout ce qui touche au corps, à ses humeurs et à son apparence

3) Par la parole

a. tout se dire et ne rien se cacher

b. ne dire que pour et dans la convenance

c. se dire pour s'entendre et être dans le vrai

B. ou identiques

1) L'âge ou le sexe fondent de nouveaux types de liens ou d'opposition

a. vieux/jeunes ou adultes/enfants

b. sororité retrouvée ou repoussée

c. fraternité ou férocité

d. conjugalité obligée ou prohibée

2) Le double peut être :

a. spéculaire et narcissique

b. moi-idéal ou idéal du moi

c. humain ou divin

3) l'autre à qui parler

a. pour prendre la mesure du malentendu et de l'impossibilité du dialogue

b. pour inventer une adresse qui fait entendre la voix sous les mots

c. pour trouver la métaphore qui dissout l'élusion instaurée par la pudeur

C. Ces différents types de couples,

formés dans la maison, et/ou la famille,

offrent-ils nécessairement une grille

aux couples qui se rencontrent en dehors,

dans d'autres maisons et dans la rue ou, aujourd'hui, sur la toile ?

1) Les conditions de la rencontre restent les mêmes depuis Platon et son dialogue aporétique, le Lysis : que l'autre soit pareil ou pas pareil, nouveau ou ancien, différent ou identique, familier ou infamilier, pour que le couple tienne et soit satisfaisant, est une donnée indécidable a priori : ça peut marcher dans un cas ou dans l'autre.

2) La sociologie et ses critères a ici son mot à dire : milieu et niveau de vie, langue et culture, religion ou irréligion, conviction politique ou position apolitique, vie prise au sérieux ou considérée comme un jeu, goût pour la tragédie ou pour la comédie, etc.

Mais ce mot n'est pas le dernier ! toutes les conditions peuvent être remplies, sans que la rencontre se produise pour autant.

3) Une rencontre ne se réduit pas au remplissage de conditions considérées comme les items d'un questionnaire, et son effectivité ne se vérifie que dans un après-coup, plus ou moins long, la part de l'illusion, c'est-à-dire du désir qu'elle ait lieu, y étant plus ou moins prépondérante.

4) Les conditions de la rencontre restent encore et toujours :

a. Le passage par – ou le retour à – l'adolescence, c'est-à-dire à une capacité de changement déjà inscrite dans le corps, ou retrouvée.

b. Un désarroi suffisamment fort pour appréhender le risque du déchirement que ce sera d'avoir à être confronté à un autre possiblement aussi déchiré par une rencontre qui peut tout remettre en question ou être grosse d'une rupture subséquente.

c. La capacité recouvrée de se libérer, au moins par les mots auxquels il sera à nouveau fait confiance, par rapport à l'obligation du don et du contre-don, le seul échange d'une foi étant à la clé de la rencontre entre des corps qui n'ont rien à se donner que le même et unique phallus.

TR.

1. On s'aperçoit dès lors à quel point le couple analysant/analyste, avec la capacité qu'il offre d'analyser le couple constitutif du sujet entendant sa voix, peut servir de pierre de touche de la viabilité d'une rencontre entre des corps pouvant aller jusqu'à la décision de leur faire partager la même maison ou le même temps de vie, sans parler de l'accompagnement légal dont était autrefois (ou plus que jamais) assorti ce type de lien.

2. Il n'en reste pas moins que l'analyse n'a jamais jusqu'ici proposé d'être prophylactique et qu'elle intervient la plupart du temps quand l'échec d'une rencontre est consommé ou pour le moins que le couple formé est sérieusement remis en question soit par de nouvelles rencontres soit parce que la rencontre a fini de produire les conditions de son renouvellement.

3. Mais surtout, si le couple est aujourd'hui radicalement remis en question, c'est à cause d'une certaine prise de conscience des femmes qui, si elles situent leur existence sociale dans la longue histoire, constatent et font remarquer à quel point le couple s'est jusqu'ici formé à leur détriment et en supposant acquis que ce couple ne se maintiendrait que sur la base de leur patience et de leur endurance, c'est-à-dire, au prix du sacrifice consenti et de leur désir et de leur valeur.

4. Au jour d'aujourd'hui et en ce qui concerne la confusion entre le lien familial et la vie de couple, aussi bien les hommes que les femmes se refusent à voir superposées les fonctions du père et de la mère, dissociées et complémentaires, mais considérées toutes deux comme indispensables pour la bonne évolution d'un enfant, avec la définition sexuelle du corps, même s'il incombe encore aux femmes d'avoir à assumer, durant au moins deux ans de leur vie, toutes les fonctions biologiques du maternage.

5. Faut-il pour autant considérer que toutes ces confusions ne seront levées qu'au prix d'une guerre entre les sexes, et qui substituerait une nouvelle forme de matriarcat au patriarcat préconisé par toutes les religions comme le mode de gouvernement de la vie sociale le plus naturel, et jusqu'ici le plus répandu ? En posant cette question, à laquelle je ne crois pas qu'il y ait de réponse possible, je me contente d'expliciter la raison du choix de mon titre : Le retour de Penthésilée.

 

II. Que veulent les femmes ?

 Car poser cette question au singulier fait partie de ce qu'on pourrait appeler :

la bouffonnerie masculine,

un homme, si et quand il pose cette question,

ne voulant surtout pas en entendre ou accepter la réponse:

1) de l'argent, 2) plus de pouvoir, 3) plus d'amour et moins d'homosexualité,

4) un enfant et faire une famille

ou 5) exactement l'inverse: un travail reconnu, voire une œuvre à signer de leur nom

6) la fin du malentendu que produit l'élusion.

Même si la poser en mettant le mot femme au pluriel contrevient à l'emploi, pour les désigner,

du seul quantificateur existentiel susceptible de concerner leur être.

 

A. La guerre ? Non!

1. Elles y sont fondamentalement opposées et depuis toujours

a. S'arrimant à la fonction qui leur est dévolue de protéger l'enfant de la violence, la maison de l'insécurité, et le bien amassé par le travail, de la perte.

b. La grève du sexe à laquelle elles sont prêtes pour cela dans le Lysistrata d'Aristophane n'a d'autre raison que la volonté de s'opposer à la guerre entre Sparte et Athènes.

c. Ulysse, sous les murs de Troie, ne peut pas comprendre que Penthésilée, justement, reste indifférente aux camps en présence et s'attaque aux Troyens comme aux Grecs. La guerre des hommes n'est pas la leur.

2. Leur guerre, quand elles s'y résolvent, est :

a. contre la déchéance du sacré : le Roi, pour Jeanne d'Arc, l'esclavage des nègres, le travail des enfants, la traite des blanches, etc.

b. contre l'homosexualité des hommes qui, pour ne pas se faire la guerre, en viennent à se masser autour d'un maître, en faisant l'amour entre frères, pour délaisser les femmes et laisser ce maître, conformément au mythe freudien, disposer librement de toutes.

c. pour obtenir la liberté, quand elle leur est encore déniée, de devenir mères sans avoir à dépendre pour cela du père de leur enfant, ce qui se réduit aujourd'hui, étant donné le pouvoir de la science médicale, à une question d'argent.

3. Cette guerre, toujours emprunte de fanatisme, sera de religion :

a. Depuis Antigone, les femmes se sont toujours faites les gardiennes de l'ancestral et du symbolique, quand il est enfreint par la raison d'État.

b. La religion à laquelle elles adhèrent aujourd'hui pour passer au collectif et rompre avec le quantificateur existentiel qui les contraint à rester une à une ("me too" ne veut pas seulement indiquer que l'une l'a été aussi, mais peut signifier par translitération le passage de moi (me) à toutes too)), vise à dénoncer l'impensé du quantificateur universel, quand il se superpose au discours du maître et à sa négation de toutes les différences (de race, de sexe ou de classe).

c. Cette guerre présuppose qu'il n'y a plus lieu de tenir compte de la complexité des situations, étant donné qu'à la violence du regard qui érotise leur corps on ne saurait opposer que de la violence sans paroles.

B. La guerre ? Oui, mais contre la mort. C'est-à-dire ?

 

1. Le rétablissement du sacré dont elles sont plus particulièrement les gardiennes

a. La vie de l'enfant est liée pour elles à la mort qu'elles ont défiée pour le mettre au monde

b. La vie de leur couple qui ne va pas sans la mort au moins symbolique de la mère de leur homme, de l'autre femme, qu'elle soit la précédente ou la suivante possible ou fantasmée, de la toute-puissance que confère le phallus recréé : pas d'amour sans mort, serait-ce seulement la petite.

c. La mort de la mort réelle que peut entraîner la guerre ou l'insécurité, la maladie ou la vieillesse, pour l'autre auquel elles se sont liées comme pour elles-mêmes.

 

2. Le pari sur la vie du couple comme faisant pièce à l'insertion dans le collectif

a. La mort de la famille ("tu quitteras ton père et ta mère") haie et honnie comme condition d'un autre lien débouchant peut-être lui-même sur une nouvelle famille.

b. La mort du travail comme principal obstacle au partage et unique bonne raison de séparation est donc ce qui entre en dialectique avec la vie de couple.

c. La mort du social et de ses convenances et obligations est ce qu'impose la vie en couple, si elle ne veut pas être abolie par le travail et les devoirs du citoyen.

3. Le pari sur un avenir lointain comme faisant pièce à la séparation

a. pourtant inéluctable, la mort n'étant que rarement et par accident ce qui touche ensemble les membres du couple, sauf si l'on prend modèle sur Kleist ou ce qui était coutumier dans l'Inde ancestrale.

b. La vie devient essentiellement le projet de vivre ensemble et de s'en donner les moyens.

c. La mort se survit par la vie du nom qui se transmet, quand ce nom a été échangé ou partagé, soit parce que ce sont les enfants qui le portent soit parce que l'œuvre dont hérite le survivant du couple devient celle qu'il assume en acceptant de la garder ou de la perpétuer.

Conclusion :

1) Mais tout cela n'est-il pas aujourd'hui remis en cause avec la fin proclamée de la distribution binaire des rôles et des fonctions, quand elle doit se superposer à la division jusqu'ici considérée comme naturelle des sexes mâle et femelle ?

2) Et n'y a-t-il donc pas lieu de soustraire à la division sexuelle un certain féminin, comme incarnation, pour chaque sexe ou identité, de l'Autre en tant qu'autre, seul susceptible d'être aimé parce que vous soustrayant à l'amour narcissique, mortifère et infertile, d'un double plus ou moins clôné ?

3) Or ne serait-il pas plus évident de rendre cette opération possible, en revenant à une écoute de la voix nécessairement autre déjà, quand elle vous revient entendue par cet autre, même s'il n'a pas compris ce qu'on voulait lui dire, parce que l'on est déjà suffisamment ému par sa différence ?

4) J'en viendrais presque à parier, étant donné la facilité accrue des déplacements et la porosité des frontières, sur la plus grande viabilité d'un couple s'il est formé par deux personnes de langue et de nationalité différentes, voire même par des sujets que contraindrait à la tolérance le fait qu'ils aient été élevés dans des religions différentes. Ne serait-ce pas le moyen ultime d'en finir avec la guerre ?

 

Cinquième Séminaire -

 

Cinquième Séminaire du 11 mai 2023

Qu'est-ce que s'autoriser
de sa seule expérience?
Ou comment passer
de la domination à la souveraineté?

Introduction :

1) Rappel des points névralgiques du séminaire précédent
a. Le ton de la voix : point de discorde au sein des couples.
b. Le non et le oui des femmes à la guerre.
c. Leur plus grande attention à la mort et au sacré.
d. Leur désir, aujourd'hui avéré, de passer, pour la définition de leur être, du quantificateur existentiel au quantificateur universel.
e. Leur lutte contre un discours du maître qui se sert du quantificateur universel pour abolir la complexité, ne leur laissant plus d'autre solution que de recourir à la violence d'une nouvelle ségrégation revendiquée : elles restent de plus en plus entre elles.
f. Et pour faire valoir que leur expérience n'est pas la nôtre.
2) Or qu'est-ce qu'une expérience ?
a. Si c'est la découverte d'un impossible pourtant devenu réel, le premier impossible n'est plus cependant pour elles celui de la soi-disant “castration”, mais directement celui de la mort elle-même ou de la fin de l'exception.
b. Or ce réel ne peut pas rester ineffable et il impose à celui ou celle qui en fait l'expérience les mots pour le dire, obtenant de lui ou d'elle qu'ils les trouvent.
c. Obligeant donc ce sujet à se ménager aussi quelqu'un d''autre à qui il pourra adresser son récit.
d. Même si son expérience peut rester sujette à malentendu et s'il ne parvient pas encore à la transmettre.
e. C'est alors ainsi que cette expérience devient principalement intérieure et qu'elle ne laisse plus d'autre solution que d'aller jusqu'au bout du possible, pour tenter de la communiquer au moins – ou au pire !– à un psychanalyste.
3) Mes raisons d'avoir recouru à Bataille pour relancer le discours de la psychanalyse.
a. Il partage avec Benjamin la tentative d'avoir voulu revaloriser la dimension de l'expérience dont le discours capitaliste a privé les sujets qui ne savent plus raconter la moindre histoire.
b. Il s'est attaché à définir cette expérience comme étant principalement celle de l'impossible plutôt que celle d'un symbolique dont il suffirait d'étendre l'extension aux formations de l'inconscient.
c. Le réel de cet impossible est principalement celui que la pudeur et la honte éludent pour rendre possible un lien social convenable, l'inconscient devenant ainsi un hétérogène impossible à intégrer en dehors de la vie d'un couple qui en tire sa légitimation. Et j'ai détaillé la dernière fois la série des couples au sein desquels cet impossible se renouvelle.
d. Cela m'a mené à constater que cet en-deçà du refoulement ou du déni générateurs de névrose, qu'est l'élusion, en tant qu'elle rend possible le lien social, peut aussi bien servir à réhabiliter l'expérience intérieure qui est essentiellement articulée au discours de la phobie. Or celle-ci n'a pas eu besoin de recourir à des défenses inconscientes, puisqu'elle se sustente des inhibitions, elles, toutes conscientes et visant à exclure le sujet du lien social.
e. Ce nouvel ancrage du discours de la psychanalyse dans la phobie plutôt que dans l'hystérie pourrait permettre de rétablir la dimension de l'objet, non comme absent et constamment substituable (l'objet de la pulsion freudienne ou l'objet a lacanien), mais soit comme indispensablement présent, étant lui seul susceptible de conjurer la peur ou le dégoût, comme c'est le cas pour l'objet dit “contra-phobique”, soit comme irrémédiablement absent, l'objet définitivement perdu, faisant verser le sujet dans une mélancolie, pour rendre son instance encore plus insistante et son deuil impossible .
f. Le développement de l'expérience intérieure de cet objet, soit constamment invoqué soit désespérément évoqué, ne laisse pas au sujet d'autre possibilité, étant sous sa coupe, que celle de ne pas recourir à une position de domination qui ne serait ni crédible à ses yeux ni efficace, mais de souveraineté totalement arbitraire, cette dernière étant ce sur quoi peut se fonder une autorisation par l'expérience elle-même, et non par la soumission à un savoir préalable de type médical ou religieux.

A. Quels buts assigner à la psychanalyse aujourd'hui ?

1) Comment passer par les mots pour reconstituer une expérience intérieure ?
a. D'abord permettre au sujet qui se confie à vous de les retrouver, parce qu'il les a entendus, puis faire qu'il s'aperçoive que ces mots sont ou non pertinents pour décrire l'expérience qu'il vous relate.
b. Mais en l'absence de toute preuve matérielle qui sustente cette expérience, obtenir dans un deuxième temps qu'il s'aperçoive aussi que les mots ainsi retrouvés sont la chair même de ce qu'il a ressenti en vous la racontant.
c. Le fait que cette expérience n'ait plus été ineffable, ayant été retransmise dans la séance, permet en retour de caractériser cette expérience comme “intérieure”, qu'elle concerne le récit d'un rêve ou le fait d'une coïncidence on ne peut plus matérielle.
d. L'advenue de l'événement qu'il s'est permis de raconter est dès lors indexée comme étant passée de l'impossible au possible (au moins à dire) et le fait de le raconter redouble en sens inverse ce passage de l'impossible au possible qui atteste sa teneur de réel, l'analyste qui l'écoute en reprenant la modalité (le plus réel, c'est l'impossible, et non la soi-disant réalité).
e. S'agissant la plupart du temps de l'avènement d'une souffrance, l'acte analytique aura donc consisté à déplacer son occurrence du lieu du corps ou des circonstances de la vie où s'est déclarée cette souffrance, pour la faire exister comme étant une lettre restée en souffrance, aller jusqu'au bout du possible de sa retransmission devenant l'objet même du transfert.
2) Comment obtenir que le récit de cette expérience devienne ce qui autorise son sujet ?
a. Ce qui motive la venue chez un psychanalyste n'est plus aujourd'hui la plainte pour un mal dûment diagnostiqué, mais le malaise diffus d'une situation d'impasse, malaise vécu comme à situer dans l'action donnant du sens à la vie (le travail) ou, comme avant, provoqué par la souffrance d'une perte des raisons de vivre, le deuil à faire d'un amour ou d'un défunt.
b. Ce malaise, qui n'est pas nécessairement vécu comme un symptôme, n'est justement pas à considérer comme tel, mais à entériner dans une considération empathique qui s'emploie à partager une dimension tragique de l'existence qu'il y aura lieu de rétablir, au cas où elle ne serait pas perçue comme telle, en s'employant précisément à la démédicaliser.
c. C'est seulement dans un deuxième temps et sans nécessairement le nommer comme tel auprès de la personne concernée, que le symptôme sera constitué au sein de la cure elle-même, et comme l'objet principal des empêchements à associer librement et comme la vérité sous-jacente à la demande d'analyse, sans qu'il y ait donc lieu de penser qu'il faudrait travailler à le supprimer, puisqu'il opère comme ce qui pousse le sujet à dire en allant jusqu'au bout du possible, s'efforçant donc de conjurer la compulsion à répéter le refus de l'obstacle que comporte le “bénéfice secondaire” apporté inconsciemment par ce symptôme.
d. C'est seulement au bout du compte et quand l'analysant se sera aperçu qu'il aura dorénavant à cohabiter avec cet hôte le restant de sa vie, que ce symptôme pourra être qualifié et reconnu comme recelant un sens qu'il faudra s'employer à réduire au non-sens constitutif de l'existence elle-même.
e. Ces trois temps du symptôme, il faudra s'employer à les re-parcourir comme l'insertion du hasard intérieur, qui n'existe pas selon Freud, dans l'erratique des circonstances du hasard extérieur dont s'est emparé le symbolique du sujet pour se constituer, l'expérience redevenant par là-même intrinsèquement intérieure.
TR.

  1. On comprend mieux ainsi que recourir aux mots de Bataille pour repenser la pratique elle-même de la psychanalyse actuelle, puisse être utile, voire indispensable, étant donné les tentatives de plus en plus généralisées en Europe de réduire l'acte analytique, en ostracisant les personnes qui l'exercent, à une action thérapeutique qu'il y aurait lieu de normaliser en la légiférant, sous prétexte d'en exclure tout charlatanisme.
  2. Rien ne sert d'invoquer aujourd'hui la sentence de Rabelais selon laquelle : "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme", étant donné que le caractère soi-disant non scientifique, parce qu'imprévisible et non-quantifiable, de l'action d'une psychanalyse relève d'un abus de confiance, alors même que l'alliance passée entre les savants et le capitalisme entraîne les pires dévoiements de l'éthique et le malaise le plus généralisé d'une civilisation qui a précisément suscité l'éclosion de la psychanalyse comme seul contre-feu possible.
  3. Il est évident aujourd'hui que l'invention de la méthode freudienne n'avait plus rien à voir avec un acte médical et qu'il s'est néanmoins vu contraint de camoufler le type de recours qu'il faisait à la parole sous transfert, alors qu'elle ne pouvait que heurter la médecine scientifique autant que la clinique psychiatrique, dont il s'est justement systématiquement employé à dynamiter les concepts (avec des thèses comme celle d'une “perversion polymorphe” ou du désir défini comme ce qui “hallucine son objet”).
  4. Quand le malentendu était consommé et qu'il s'est aperçu que le mal était fait et que ses plus proches disciples, loin de suivre son parcours pour s'éloigner de l'action volontairement thérapeutique, pactisaient éhontément avec l'idéologie médicale, allant jusqu'à proscrire la “psychanalyse laïque” qu'il avait lui-même appelée de ses vœux, Freud a tenté, à la fin de sa vie, d'assigner un autre but à l'acte psychanalytique, parlant d'un “progrès dans la vie de l'esprit”.
  5. Il me semble justement que Bataille, si on le relit en surplomb à partir du discours qui peut être tiré de la pratique actuelle de la psychanalyse, offre l'expression d'une visée moins idéale qui consiste à dire que la reconstitution de l'expérience intérieure, loin d'avoir à être expiée, si une psychanalyse a été honnêtement entreprise, doit permettre de l'ériger, dans un temps second, en ce qui vous autorise à vivre, faisant de cette autorisation une “opération souveraine”.

B. À quelles conditions une telle issue s'avère possible ?

1) Il faut d'abord s'apercevoir que la pratique d'une analyse commence par préconiser de s'en tenir, dans la “règle fondamentale”, à l'absence de but pour ce qui est du dire, afin de s'en remettre à “ce qui vient” ( Das Einfall).
a. La condition de la mise en route d'une telle pratique, qui marque bien l'issue hors de la servitude dogmatique, est donc de s'opposer à l'idée de projet, c'est-à-dire, soit dit en passant, à tout ce qui définit en propre une psychothérapie.
b. Elle suppose aussi bien que l'analyse soit vécue comme n'ayant d'autre souci ni d'autre fin qu'elle-même, ne pouvant s'inféoder ni à un dogme, qui la ferait verser dans une morale, ni à la science, le savoir ne pouvant en être ni la fin ni l'origine, ni dans la recherche d'états enrichissants, recherche qui l'assimilerait à l'adoption d'une attitude expérimentale ou esthétique.
c. Elle se présente ainsi comme un voyage au bout du possible de l'homme, que peut seul motiver l'advenue de cet impossible pourtant réel que l'existence nous aura imposé dans la mort ou le symptôme justement, et dont il s'agirait de refaire le chemin à rebours.
d. Cette entreprise ne saurait être envisagée si n'est pas prise la décision de nier d'emblée les autorités, les valeurs existantes qui limitent le possible, afin de faire accueil à ce qui vient, s'imposant souverainement, pour permettre éventuellement à celui qui en fait l'expérience de s'en autoriser à son tour souverainement.
e. L'accueil de cet impossible pour lui accorder l'entière autorité suppose néanmoins et la rigueur d'une méthode (celle de la proscription du but au moins au cours de la séance, laissant la parole aller sans s'arrêter aux carrefours de tous les mots), et l'existence d'une communauté (réduite au contenu minimal de cette cellule que représente l'adresse de l'analysant à son psychanalyste).
f. Pourvu cependant que ce dernier assume pour son analysant la décision de rétablir l'autorité de son expérience à lui, en s'abstenant de la référer à un savoir préalable ou à une théorie reçue, afin que cette expérience recueillie dans sa radicale nouveauté par le non-savoir qu'il incarne ait des chances de refléter l'expérience inédite de l'inconnu à quoi nous avons vu qu'il fallait retraduire l'inconscient freudien.
2) Mais il faut alors s'apercevoir avec Bataille que le pas franchi d'attribuer à l'expérience elle-même l'autorité a “la portée galiléenne d'un renversement dans l'exercice de la pensée”.
a. Quand Freud use de cette métaphore, c'est pour dire que la psychanalyse s'oppose au savoir tant de la religion que de la philosophie, en tant que ces discours passent à côté du savoir de l'inconscient, mais sans s'apercevoir qu'il s'emploie du même pas à asservir les sujets à la reconquête d'un savoir insu d'eux, mais non de la psychanalyse comme possible science.
b. On ne peut pas dire que Lacan ne s'est pas employé, usant de toutes sortes de modèles qu'il s'est ingénié à importer, à induire la même croyance, alors même qu'il se voyait ensuite contraint de retirer d'une main ce qu'il apportait de l'autre, s'appuyant pour cela sur tous les théorèmes d'incomplétude du discours scientifique lui-même qu'il pouvait trouver.
c. Bataille, au contraire, incarne à souhait ce que j'ai appelé dans mon livre la seconde main de la psychanalyse, non seulement parce qu'elle intervient après, mais parce qu'elle est celle de l'analysant qui, fort de l'autorité qu'il peut conférer à son expérience intérieure, peut se retourner sur les autres champs du savoir (et nommément sur la science, dans laquelle il a supposé que son psychanalyste était inscrit) et les déclarer vides de sens pour lui.
d. Les effets ravageurs de ce renversement galiléen ont été poussés fort loin, remettant en question, par exemple, en philosophie, la portée de la phénoménologie qui tend à faire de la connaissance l'extension de l'expérience intérieure, mais en limitant son objet à un usage qui se borne aux généralités universelles, sans se risquer, quand elle prétend s'intéresser aux abîmes de la folie, aux réciprocités du transfert.
e. Il est cependant notable que Bataille, s'apercevant que cette décision va à l'encontre de tous les dogmes et donc avant tout de la religion elle-même, s'en prenne ici plutôt aux libertins qu'aux croyants, s'apercevant ainsi que leur attitude ironique va à l'encontre du rétablissement de cette autorité qu'il y aura à conférer à l'expérience intérieure, dans la mesure où le développement de l'intelligence mène à un assèchement de la vie.
f. Et n'est-ce pas à ce genre d'ironie pourtant que les fortes têtes d'aujourd'hui ont de plus en plus recours pour rejeter la psychanalyse dans la nuit des croyances pré-scientifiques, sinon dans l'inefficace d'une technique périmée, réservée à ceux qui ont encore le temps et l'argent ?